Depuis maintenant plus de deux décennies, j’ai tenu des blogs et des sites web. Tous ont disparu. À chaque fois, je me dis que je dois mieux m’organiser, que je dois documenter mes écrits, que c’est la collection qui en fait la richesse, et non les éléments individuellement. Mais à chaque fois, je suis plutôt intéressée par le fait d’articuler des idées que par leur conservation. Je semble avoir mis trop de confiance en la technologie, et me voilà, en 2017, devant un fait accompli : après la disparition de mon fournisseur, tout est perdu.
Je n’étais pas en colère, je n’étais pas triste, plutôt mélancolique. Mais je ne sais pas si mes écrits valent plus que cela. Ce n’est pas parce que je pense être une grande auteure que j’écris : c’est plutôt une manière de réfléchir, car le mot écrit me permet d’aller plus loin. La confrontation avec l’écrit est une autre chose que la confrontation avec la langue parlée.
J’aurais peut-être dû mieux écouter Socrate, qui ne voulait pas de l’écrit : la parole notée, écrite, mènera à un appauvrissement de la mémoire et ne favoriserait pas le débat. Ce qui est écrit est écrit ; on ne peut pas débattre avec des mots.
« Faire confiance à l’écrit, c’est renoncer à connaître de l’intérieur ce dont on parle et se contenter de se le remémorer de l’extérieur. Les écrits colportent ainsi une pensée morte, qui n’a pas été retrempée au contact de la chose même. Détachée de celui qui l’énonce, la parole écrite est orpheline. Sans père pour la défendre elle perd de sa clarté et de sa fermeté. Comme la représentation de la réalité en peinture (275 d 4), l’écrit n’a que l’apparence de la vie. L’écrit ne comprend pas ce qu’il dit, il ne peut lui-même s’expliciter ni répondre aux questions. »[1]
Mais soyons réalistes, toute seule dans mon coin, il est difficile de m’expliciter uniquement par l’oral.
J’ai fait donc le deuil de la perte, et je recommence. Et au moment de recommencer, je reprends en main le livre d’Aaron Swartz, appelé « Raw Thought, Raw Nerve », qui n’était pas un livre avant sa mort en 2013, mais la collection de ses écrits sur son blog.
Il reprend, dans un article daté du 29 juillet 2006, un texte de Charles Wright Mills, tiré de son livre « The Sociological Imagination » (1959), dans lequel Mills explique pourquoi il est important de noter des idées, des intuitions, des hypothèses dans un fichier. Ce texte me rappelle que je ne devrais pas publier des articles comme des textes achevés, mais faire un mélange d’impressions, d’idées, de publications professionnelles. Il écrit : « Une fois notées, elles [les idées] pourraient mener à une pensée plus structurée, ainsi qu’apporter une pertinence à des expériences plus dirigées. » [2]
Swartz remplace le mot « fichier » par le mot « blog » — et nous voilà. J’ai trouvé l’inspiration pour ne pas tomber dans le piège d’un blog qui est juste ma carte de visite professionnelle. Je veux qu’il inspire. Je veux qu’il pose des questions. À la limite, j’aimerais faire la différence, mais ça, c’est à vous de juger. En tout cas, je vais essayer de ne pas uniquement me focaliser sur mon sujet (le numérique) avec l’arrière-idée de lier cette expérience à des prestations professionnelles bien définies.
Si on parle du numérique juste en termes systémiques et en essayant de capturer que le numérique, on perdra le sens de la vie.
Une nouvelle aventure commence, et je n’ai aucune idée comment où elle me mènera. Même pas peur.
Sepvret, le 30 janvier 2018
[1] Platon, Le Phèdre. https://www.lexpress.fr/culture/livre/pourquoi-socrate-n-a-pas-ecrit_829831.html
[2] Le texte de Mills est trop beau pour ne pas le répéter en anglais ici :
« As a social scientist, you have to… capture what you experience and sort it out; only in this way can you hope to use it to guide and test your reflection, and in the process shape yourself as an intellectual craftsman. But how can you do this? One answer is: you must set up a blog…
In such a blog… there is joined personal experience and professional activities, studies under way and studies planned. In this blog, you …will try to get together what you are doing intellectually and what you are experiencing as a person. here you will not be afraid to use your experience and relate it directly to various work in progress. By serving as a check on repetitious work, your blog also enables you to conserve your energy. It also encourages you to capture ‘fringe-thoughts’: various ideas which may be byproducts of everyday life, snatches of conversation overheard in the street, or, for that matter, dreams. Once noted, these may lead to more systematic thinking, as well as lend intellectual relevance to more directed experience. »
Swartz, Aaron. « What is going on here? » Dans : « Raw Thought, Raw Nerve ». Discovery Publisher, 2014, p.7