La mort fait de plus en plus partie de notre vie en ligne. Je ne suis certainement pas la seule personne à avoir appris le décès d’une amie par la publication d’un article de presse sur son propre compte. Voir un tel statut apparaître sur son flux d’actualité n’est pas anodin, mais de plus en plus courant.

Ma première rencontre avec « la mort en ligne » date de 2012 ; aujourd’hui, nous avons plus du recul sur les nouvelles pratiques sociales autour de la mort et du deuil. Voici quelques réflexions sur l’art et la manière de vivre la relation aux défunts par des pratiques numériques.


Texte de 2012-2016, dont une partie présentée lors des Rencontres nationales du tourisme institutionnel (2012) et modifié en 2018.

Pleureuse en ligne

Image de fond : « Klaagvrouw » (Pleureuse), détail. Œuvre de Beer Bergman, huile sur toile, 1982.

L’annonce du décès dans l’espace numérique

La mort est la condition d’être en vie, selon Heidegger ; nos manières de la vivre, conditionnées par elle à travers des pratiques numériques, sont en constante évolution et dévoilent de nouveaux indices sur la manière de considérer la vie à l’ère de la « condition numérique ».

On a tous entendu l’histoire d’un copain qui envoie un chat sur Whatsapp à un ami décédé dans l’espoir de recevoir une réponse de ce dernier. Quant à moi, l’histoire de mon ancienne élève et la publication de l’article de presse sur son propre compte me faisaient retourner en arrière, au jour où un ami des Pays-Bas m’a appelé pour m’annoncer le décès d’un ami commun. En 2012, mon premier réflexe était de me connecter à Facebook et d’aller voir si je pouvais établir un contact avec l’ami que j’appellerai ici D. 1) Voir ici un choix de ses œuvres : http://www.noorderlicht.com/nl/archief/diederik-van-der-donk/, par le biais du numérique, comme pour me rassurer : « il a sans doute posté un message comme quoi, oui, en effet, il ne se sentait pas bien après la fête, mais après une bonne nuit de repos, tout va mieux ». Mais non, pas de message, le compte restait muet. Comme pour lui parler, pour tisser un lien entre le « moi virtuel » et mon ami, au-delà de la fin physique qu’est la mort, j’ai posté un grand « Noooooon » sur son mur. J’avais besoin de cet acte pour commencer à réaliser qu’il serait probablement réellement décédé.

Mon ami néerlandais m’appelle. Pour me demander de s’il te plaît enlever mon message. Tout le monde n’était pas encore au courant.

En effet, comment pouvons-nous annoncer la mort de quelqu’un, si tous les amis ne sont plus, comme autrefois, géographiquement proches ou socialement uniformes ? Quelle réaction est appropriée quand les contacts n’ont pas adopté les mêmes rites de passage ? Aujourd’hui, envoyer un faire-part par la poste, comme c’est coutume aux Pays-Bas, n’a du sens qu’à postériori, pour garder une trace, pour l’archiver parmi les autres faire-part de naissances, mariages et décès.

Si la vie est vécue instantanément, la mort devrait peut-être vécue en temps réel aussi ? Dans ce cas, elle ne supporte guère l’attente du type impression — envoi par la poste. Faut-il donc tweeter avec le hashtag #RIP 2) http://egoblog.net/2009/04/12/rip-pratique-mortuaire-sur-twitter/ last accessed 10/02/2016  ou publier un message sur Facebook ? 

 

J’ai en effet vu des publications des faire-part scannées et publiées sur de propres flux des défunts, annonçant en quelque sorte leur propre mort. Faut-il, dans ce cas, changer les textes sur les faire-part imprimés (si j’annonce moi-même mon décès en ligne, le texte devrait être pertinent ?) ou utiliser le fil d’actualité comme un espace de publication d’un texte, mais pas forcément comme une expression personnelle du propriétaire ? Dans ce dernier cas, l’usage de la 3e personne reste pertinent.

Les manières d’annoncer la mort d’un être cher varient et les manières d’y répondre également. Les réactions suscitées par le « faire-part numérique » varient probablement par type de réseau (réciprocité/non réciprocité) et sont imprégnées de traits culturels. Annoncer un décès en ligne sert souvent à transcender les frontières géographiques et des sous-réseaux dans lesquels le défunt était actif — et se heurtent alors potentiellement aux cultures différentes des membres.

Il semble que nous n’avons pas encore intégré notre mort en ligne ; il n’existe pas un modèle idéal valable pour tous. Et puis, c’est difficile : moi-même, je reste partagée entre les différentes possibilités et stratégies à mettre en place pour « le moi numérique post-mortem ».
La chercheuse Carla Sofka attire d’ailleurs notre attention à en parler avec nos enfants, dans une posture d’écoute attentive et d’accompagnement positif, pour éviter un jugement hâtif et pour rester ouvert afin de découvrir de nouvelles opportunités en matière de rites de passage et de deuil.

 

Facebook, lieu de deuil partagé

Après mon premier geste, la publication du statut sur le mur de mon ami, il y en a eu d’autres, beaucoup d’autres, qui ont suivi le mien. Les amis ont commencé à raconter la vie de D., non, ils ont raconté leur vie avec D., exactement comme on le fait lors de la période de deuil, aux obsèques et pendant la période qui suit. Sauf qu’ici, les amis ne se retrouvaient pas tous à Amsterdam et les réseaux de D. ne se recoupaient pas forcément. Dans ce cas, Facebook semble être le lieu par excellence pour créer un lieu virtuel de deuil et de recueillement autour du défunt, permettant de rassembler les (sous-) réseaux.

D. était célibataire, et toutes ces histoires m’ont permis de reconstruire une (meilleure — plus réaliste ?) image de sa vie réelle. Car, lors de ses séjours chez nous, en France, je ne voyais qu’une toute petite partie de celle-ci. De sa vie telle qu’il la racontait sur son compte Facebook, je ne « voyais » pas beaucoup, car la plupart du temps il s’agissait des interactions avec des inconnus pour moi, ou des situations qui ne me disaient rien. Et donc, les algorithmes ne me montraient pas toutes ses publications. Je « zappais » des parties entières de sa vie, pour ainsi dire — les trous étaient trop grands pour les remplir et compléter l’image.
Les photos et les histoires publiées après sa mort, souvent contextualisées (« nous étions ensemble à la plage à telle ou telle date et il aimait tant boire un verre »), m’ont permis de reconstruire une vie « réelle ». (Je trouve d’ailleurs qu’il y a une forte ressemblance à ce qui se passe hors ligne, dans les mêmes circonstances.) Les publications venaient d’autres contacts de D. avec un profil Facebook : on fait partie du même « club », on peut se « parler ». Ce qui m’a permis de rentrer en contact, dans le temps, avec les amis de notre ami commun, et même de faire de nouveaux amis. Et aux obsèques, où j’ai pu me rendre (contraire à Evan Selinger, qui n’a pu suivre la cérémonie après la mort de son grand-père que par un livestream 3) http://blogs.wsj.com/ideas-market/2012/11/06/the-online-funeral/ last accessed 10/02/2016 ), je « (re-) connaissais » un bon nombre de ses amis. J’avais pu reconstruire en quelque sorte son réseau local, rien que par les publications Facebook, ce qui a facilité la prise de contact une fois sur place pour la commémoration et les funérailles.

 

Les publications après décès : rééquilibrage social et réaffirmation du lien

Il est intéressant d’observer les différentes fonctions attribuées à Facebook après le décès d’un « ami » [Facebook]. Les agissements numériques peuvent servir à des fins individuelles ou collectives — ou une combinaison des deux. Il semble y avoir une dynamique à retrouver l’équilibre dans le réseau d’amis et de famille du défunt, un peu à l’image de ce qui se passe dans la vraie vie, hors ligne.

Si les proches adoptent une attitude très engagée pour statuer de leur chagrin, voir quelqu’un qui connaissait de loin le défunt « pleurer » davantage que les proches (tout comme dans la vraie vie) serait bizarre. Plus le lien avec le défunt est faible, moins on donne des signes de chagrin intense et plus son rôle est de consoler les plus proches. Ceci n’exclut pas des signes d’empathie et de compassion par des anonymes — aujourd’hui, une pratique courante en ligne.

Après le décès, les membres du réseau témoignent de l’ancienneté du lien existant et surtout démontrent qu’entre eux, c’étaient des liens forts : type d’événements entrepris ensemble, niveau d’intimité dévoilé ou indiqué, etc. Les publications, sous forme de récits, visent à montrer le lien plus ou moins étroit qui réunissait la personne au défunt. « Je partage notre histoire avec vous, et comme vous voyez, nous étions proches, et ce, depuis longtemps ». Si ce travail est fait sur un réseau social, le réseau connecté dans son ensemble peut l’observer et chacun peut définir sa propre place dans celui-ci, ou essayer d’en obtenir un autre qui lui semble meilleur ou plus adapté à la réalité ou à la réalité souhaitée.

Le rééquilibrage social a provoqué une étrange situation.

Quelques semaines après sa mort, notre ami D. décédé avait plus d’amis Facebook qu’il ne l’avait pendant sa vie. Un certain nombre d’amis de longue date, qui pour des raisons X ou Y n’avaient jamais « officialisé » leur lien d’amitié avec D. sur Facebook (« Je n’ai pas besoin de Facebook, je le vois toutes les semaines tout de même, et puis, rien de mieux que de prendre une bière ensemble ! »), ont rejoint le réseau des « amis Facebook ». 4) Ce qui était possible parce qu’un proche avait pris la main sur le profil en se connectant comme s’il était D.
Ils étaient plus ou moins obligés, car sans être formellement en contact avec le compte du défunt, ils ne pouvaient pas participer à la danse pour retrouver ce nouvel équilibre dans le groupe : impossible de publier leurs photos des vacances passées ensemble à l’âge du lycée déjà et donc de témoigner de cette ancienneté et intimité qui faisait d’eux les vrais meilleurs amis !

 

Le lien virtuel comme lien vital entre le vivant et le défunt — et comme lien vital entre membres d’un groupe

Il y a un autre aspect à ce lien qui nous lie au défunt. Après la mort d’un être cher, le lien virtuel semble devenir un lien vital, qui permet de rester (éternellement ?) en contact avec le défunt. Souvent, amis et famille en deuil parlent directement au défunt (» tu aurais tant aimé de voir ceci »), comme si celui-ci serait capable de lire les propos. Pour les uns, c’est une manière de rester en contact et de se recueillir, pour les autres, une manière de faire savoir aux proches que le défunt ne sera pas oublié. Souvent, la participation au recueillement sur un fil d’actualité (ou alors, sur une page ou dans un groupe Facebook par exemple), mène à une cohésion interne d’un groupe de proches, qui se reconstitue en réseau avec des liens plus ou moins forts, dans lequel la mémoire du défunt joue un rôle certain, mais qui permet au groupe aussi de continuer à évoluer en tant que groupe parce qu’il y a cette mémoire partagée.

Ari Stillman, dans sa contribution « Virtual Graveyard: Facebook, Death, and Existentialist Critique », note trois points importants par rapport à l’entretien du lien avec le défunt par Facebook :

  1. l’authentification du défunt par les témoignages des autres sur le lieu public virtuel et le réconfort trouvé par les similitudes d’appréciation du défunt ;
  2. la reconstruction d’une communauté autour d’un sentiment partagé ;
  3. la reconnaissance que personne ne connaît l’autre dans sa totalité. Retrouver de l’information sur le défunt dans le périmètre de cette communauté permet de reconstruire une image plus entière de la personne. 5) Dans : Christopher M. Moreman and A. Davis Lewis: Digital Death, Mortality and Beyond in the Online Age. Éditions Praeger, 2014, p.50.

Cette reconstruction d’une vie peut d’ailleurs se dérouler dans d’autres espaces en ligne — le décès de notre ami D. est annoncé sur ce site web et j’ai consacré un petit article à D. sur le blog de notre activité touristique (en néerlandais) par exemple, pour témoigner de la « totalité » de la vie dans un lieu [touristique] qui n’est pas automatiquement associé au deuil et à la perte.

Et cette reconstruction peut concerner des personnes que nous n’avons pas ou peu connues, mais qui nous ont marquées. Pour moi, c’est par exemple Louise Merzeau. Je pense souvent à elle, même si je ne l’ai rencontrée qu’une seule fois — peut-être aussi parce qu’elle avait presque mon âge (elle était née un an après moi)… Louise Merzeau menait un travail sur la mémoire à l’époque d’Internet : même ceux qui s’occupent de l’étude de la mémoire vont y passer. Je reconstruis son image chaque fois que je la vois citée en ligne, comme cet article de Daniel Bougnoux, dans lequel il s’adresse directement à elle, en dévoilant des détails qui témoignent d’une certaine intimité professionnelle et amicale. Le commentaire sous ce texte est parlant de notre époque 6) À croire Tony Walter : une des tâches à effectuer après la mort concerne la reconstruction de l’identité [p. 39]  : « Il reste à montrer la qualité et la cohérence singulière de sa vie généreuse, ouverte aux autres, dont l’attention passionnée entretenait le foyer de ses idées. Sa vie qui vient d’aboutir à une “Œuvre” son immortalité. A jamais perdue ? non Daniel des amis comme toi, qui connaissaient Louise depuis ses premiers travaux, pré médiologiques, sont là maintenant pour donner à voir, à comprendre et à aimer la vie que les morts n’ont écrite qu’au jour le jourTes écrits si généreux ont amorcé ce temps neuf. » Ces dernières phrases rappellent ce que dit Ari Stillman : « Pour le dire simplement, l’identité des défunts appartient à ceux qui le construisent. […] En d’autres mots, leurs mémoriels les préservent — ils deviennent leur souvenir : ils deviennent leur passé (re-) construit. »7) »Put simply, the identity of the deceased belongs to those who construct it. […] In other words, their memorials preserve them – they become how they are remembered: they become their constructed past  » Et plus loin, il réfère à Sartre, quand il dit “Autant que je suis l’objet de valeurs qui me qualifient sans que je sois capable d’agir sur cette qualification, je suis un esclave. Je suis vu sans que j’aie la possibilité de regarder en retour. Ontologiquement, donc, la mort nie la liberté » 8) »In so far as I am the object of values which come to qualify me without my being able to act on this qualification or even to know it, I am enslaved. One is looked at without being able to look back. Ontologically, therefore, death negates freedom. »9)Ari Stillman, Virtual Graveyard: Facebook, Death, and Existentialist Critique. Dans : Digital Death, Praeger, 2014, p. 59

 

Compassion et empathie entre les vivants et le défunt : notions « d’âme » et « d’ange »

Le commentaire sous la nécrologie témoigne d’une vision sur la mort et sur le lien qu’on entretient avec le défunt. Il cache également des problématiques autour de la mort à l’ère numérique. Le spécialiste de la mort dans nos sociétés occidentales Tony Walter traite ces phénomènes dans son livre « The Revival of Death », paru en 1994, bien avant les nouvelles mœurs en ligne autour de la mort et du deuil. Dans ce texte, il aborde les différentes manières de vivre la mort par le prisme de la société traditionnelle, moderne et néo-moderne (= late-modernism + post-modernism).

Ce même expert, dans une étude publiée en 2011 10) http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/0048721X.2011.553138 — last accessed 10/02/2016. Walter fait une analyse de 1 109 commentaires en dessous un article apparu dans le Sun Journal, concernant la mort prématurée Jane Goody, star de la télé-réalité, elle-même une personnalité contestée. Sa conclusion est que l’expérience vécue ne correspond pas forcément avec la littérature scientifique (vu les caractéristiques du groupe étudié). délivre une analyse des notions d’« ange » et d’« âme » dans le contexte d’un décès d’une célébrité. Il a étudié la signification et le sens donné à cette mort par une population populaire en analysant le discours et notamment les notions d’« ange » et d’« âme ». Il observe une fluidité surprenante dans ce discours populaire et la création de connexions entre l’identité prémortelle, une vision chrétienne sur ce qu’est le ciel et une action (influence active) continue de la part du défunt sur les vies de ceux qui sont encore en vie. L’ange, comme un objet virtuel constitué par le travail de signification et de mémoire, veille sur ceux qui sont encore sur terre. La notion d’« ange » s’oppose à celle de l’« âme », et exprime l’opportunité d’un « bond » continue, au-delà de la mort, alors que l’« âme » n’a pas d’« objet » (du type de « cœur ») qui permet de créer du lien : l’âme n’est pas construite de matière, mais est profondément « virtuelle ». En construisant l’objet « ange », on construit en quelque sorte un avatar, qui permet de rentrer dans la virtualité, une autre forme de réalité, et qui correspond non pas à la « réalité augmentée » de nos mondes virtuels (par exemple dans les jeux), mais à une réalité au-delà du terrestre. L’ange comme objet utilisé sur les réseaux sociaux, blogs et forums, peut très bien être plus réel et efficace, puisqu’il possède les caractéristiques qui permettent de l’aligner à la vie sociale virtuelle en ligne.

 

Le lieu de recueillement virtuel comme lieu de compassion avec l’inconnu

Cette semaine encore, j’ai suivi un fil sur Twitter en réponse à la publication d’un statut d’une mère qui se souvenait — en public — de son bébé, dix ans après la mort de celui-ci dans un message du type « annonce ». Son texte était accompagné d’une image de l’impression du pied de son enfant. À cet « endroit » et à ce moment, Twitter devenait un lieu de recueillement et de souvenirs pour d’autres parents ayant vécu la même expérience et pour des anonymes qui y exprimaient leur compassion.
Ce fil Twitter est un exemple parmi de nombreux autres où de parfaits inconnus témoignent de leur propre chagrin dans une allure de soutien mutuel. Là où mes parents ont un endroit où ils mettent les « bidprentjes » 11) Un « bidprentje » est une sorte de combinaison de carte de remerciement et de carte de prière, mais plus personnalisée que cette dernière. Dans la culture catholique néerlandaise, cette carte vous sera donnée à la fin des funérailles. En France, je n’ai jamais rencontré cette habitude, mais elle existe peut-être bien… pour se souvenir des êtres chers disparus dans l’intimité de leur maison. L’annonce faite par un Tweet semble la version numérique correspondant, dans les analyses de Walter, à l’ère néo-moderne, où la frontière entre privé et public devient moins claire et les manières de vivre le deuil sont caractérisées par…

  • démonstration de son courage : le parler
  • stratégie de faire face : l’expression
  • soutien non religieuse : les groupes d’entre-aide
  • surveillance des sentiments : le conseiller. 12) [courage shown : talk] — [coping strategy: expressing] — [lay support : self-help groups] — [surveillance of : feelings par: counsellor]. Tony Walter, The Revival of Death? Routledge, 1994, p. 39

 

Gérer la relation au-delà de la mort par le biais du numérique

On commence à voir des schémas dans les différentes manières numériques à gérer les relations au-delà de la mort, et celui du lien persistant (l’entretien du lien comme si la personne est encore présente) en est un. Sur le compte d’un ancien stagiaire, mort prématurément, son père lui écrit tous les ans, lui demande comment il va « là-haut », raconte comment ses fils grandissent et comment se tient sa femme. Il y témoigne de son chagrin ou exprime sa gratitude en voyant la communauté porter le chagrin ensemble. Il lui parle de sa confiance que son fils serait fier de ses enfants.

Le contraire est également le cas : j’ai vu le compte d’une autre amie délaissé, au-delà des messages de condoléances immédiatement après sa mort. Dans ce cas spécifique, les amis Facebook de la personne ne se connaissaient pas entre eux : l’absence totale de cohésion sociale dans le réseau ne permettait probablement pas de créer des conversations significatives dans lesquelles les uns et les autres arrivaient à se reconnaître et à reconstruire une image cohérente du défunt. Cette absence de cohésion interne ne favorise pas le besoin de se définir par rapport au défunt, car sans visibilité sur le réseau, l’espace peut même être un terrain miné.

Le compte Facebook de l’ami qui annonçait sa propre mort a été fermé par la famille, pas plus que quinze jours après sa disparition : Facebook joue plutôt le rôle d’un livre de condoléances dans ce cas — et le défunt retourne dans sa famille, coupé du reste de ses contacts. La mort est traitée dans l’intimité de la famille, seulement par contact hors ligne pouvons-nous y participer. Mais dans l’absence d’une « mise à jour » régulier de la communauté autour du défunt, visible pour tous ses amis, la relation publique avec celui-ci dépend de l’accessibilité de l’entourage et disparaîtra le jour où la relation avec les proches s’éteint.

 

Immortalité digitale et Thanatechnologie : science-fiction ou avenir réel proche ?

Toutes ces pratiques, qui mettent en relation la mort et les technologies, ont un nom : la thanatechnologie, terme défini pour la première fois par Carla Sofka en 1997. 13) Si vous lisez l’anglais, lisez cet interview avec elle, qui date de Mars 2018 : https://thepsychologist.bps.org.uk/its-not-easy-conversation-have-kid-who-thinks-theyre-invincible. Il y en a un autre ici : https://academicminute.org/2018/07/carla-sofka-siena-college-thanatechnology/

Car la vie au-delà de la mort connaît de multiples visages. Allant des lieux de deuil et de partage comme sur les réseaux sociaux, jusqu’aux technologies avancées qui nous promettent une immortalité digitale. Non seulement existe-t-il des plateformes où l’on peut se rendre pour exprimer son chagrin et faire le deuil, il y a la promesse de pouvoir créer une image réaliste du défunt après sa mort, c’est-à-dire, une image évolutive avec laquelle on peut continuer à interagir. Hans-Peter Bronsmo (Nokia, San Francisco), appelait la totalité de nos traces en ligne « notre âme digitale » 14) Sofka Cupit & Gilbert, Dying, Death, and Grief in an Online Universe, p.4  ; les plateformes vont s’occuper de la gestion de cet héritage qui se trouve dans le cloud — tout semble pointer vers un ciel là-haut ! La personne décédée y sera « présente » sous sa forme « mise à jour », basée sur des algorithmes qui ont traité le « digital footprint » du défunt, constitué de ses traces digitales laissées en ligne pendant sa vie 15) Debra J. Bassett, Who Wants to Live Forever ? Living, Dying and Grieving in Our Digital Society, 20 November 2015. http://Death_digitalsociety_socsci-04-01127.pdf.

 

Lieu de recueil numérique comme alternative d’un lieu physique : l’avenir appartient-il à la tombe interactive ?

L’ange, l’existence de l’avatar qui correspondent à un compte d’un défunt ou d’autres signes choisis, peuvent être des manières d’exprimer le deuil au-delà de la communauté physique du défunt, car ils permettent de tisser non seulement du lien avec ce dernier, mais également de le définir aux yeux de tous et de continuer à représenter un lieu de recueil, complémentaire ou même en substitut de la tombe physique.

Reste à attendre de voir émerger des tombes interactives qui vont, de l’autre côté des mondes intégrer le digital afin d’offrir un lieu plus représentatif et actif que la tombe classique. À quand la tombe interactive qui apprend et évolue, basée sur un travail algorithmique de toutes les traces que nous avons laissées en ligne pendant notre vie et même celles qui se créent après notre mort, par le travail de commémoration de nos proches ?

Bienvenue dans l’époque de la science-fiction, car on nous promet que la personnalité défunte, mise à jour, pourrait un jour continuer à vivre autonome (« take on a life of their own »). Nous serons entourés des « zombies », qui vont flotter tout seuls dans l’espace virtuel, le jour où ses contacts proches et lointains seront décédés eux aussi.

 

Endroits virtuels de commémoration : une gestion pré-mortem de nos données s’impose

Revenons sur terre : loin des approches interactives qui semblent une réalité lointaine, on peut comprendre le désarroi de revoir ses proches décédées dans les notifications ou ailleurs en ligne. Sur Facebook, si nos amis disparus restent trop présents parmi les avatars, le fameux Edgerank va régler ce problème dans le temps : comme l’interaction avec le compte du défunt ne se fait qu’unilatéralement, et que son réseau n’évolue pas (sauf dans le sens de diminution), l’algorithme de Facebook ne montrera plus ses activités sur notre flux d’actualités. Dans le temps, et en absence d’action, Facebook ne peut rien montrer, sauf des « souvenirs ».

Pour ceux qui souhaitent que le compte n’apparaisse plus dans les notifications (anniversaires, par exemple !), les ayants droit peuvent transformer le compte en page de commémoration, fonctionnalité développée en 2007 suite au massacre sur le campus de Virginia Tech aux États-Unis 16) http://madame.lefigaro.fr/societe/convention-obseques-20-011112-303512. D’ailleurs, les plateformes ont pratiquement toutes défini une politique de gestion de données post-mortem – il ne reste que les définir avant sa propre mort, quid à faire confiance à nos ayants droit (ce qui peut être une charge lourde). Sur Facebook, vous pouvez par exemple définir un contact légataire qui sera en charge de la page de commémoration (depuis 2015). Sur le site DeadSocial (en anglais), vous pouvez trouver des ressources sur le management des données dans le cadre de la mort.

Dans ce contexte, les supports numériques deviennent d’une grande importance pour les survivants – et la gestion des données qui s’y trouvent devient un enjeu important. En témoignent les appels à retrouver Smartphones, tablettes et ordinateurs des défunts pour que les familles y retrouvent les dernières images prises par celui qui est parti, aussi bien des images de lui que des images des autres personnes/objets prises par le défunt. L’image et le texte jouent un rôle important, car ce sont souvent les dernières expressions partagées avant un décès qui peuvent être empreintes de fortes significations pour les survivants. D’ailleurs, on voit arriver des pratiques qui consistent à inclure des photos des défunts dans des photos de famille ; pensez à la photo de mariage après le décès d’un enfant ou la photo de mère/enfant avec le parent défunt, intégré dans la photo 17) http://digital-era-death-eng.blogspot.co.il/2015/12/so-whats-new-in-digital-death.html – last accessed 11/02/2016

 

Conclusion : Internet, lieu de mémoire et de nouveaux rites

Il n’est donc pas difficile de concevoir comment nous allons créer des « lieux de mémoire » dans ce contexte de lien perdurant sur les réseaux sociaux et par le biais d’applications en ligne. Ces endroits servent à plusieurs fins et sont l’expression d’une recherche de nouveaux rites après la perte de nos repères communs, perte qui date d’avant la période de la « condition numérique ».

À travers de ces nouvelles pratiques numériques autour de la mort nous apprenons certainement beaucoup sur la façon dont nous considérons la vie et la virtualité, la construction et la déconstruction des liens avant et après la mort, en ligne comme hors ligne. Pages, applications et groupes, ou encore témoignages en ligne autour de la mort témoignent de nouveaux lieux de deuil, des manières de vivre le chagrin et souvent de la compassion avec des connus et des inconnus.

La fermeture de ces espaces (page de commémoration ou compte d’origine sur un réseau social du défunt) peut être vécue comme une deuxième mort par l’ensemble des contacts… Selon Heidegger, toute personne qui naît est définie par sa propre mort, qui ne peut être vécue que par le sujet lui-même. En ligne, cette mort ne peut être « effectuée » que par un autre — par exemple par la fermeture d’un compte, car on ne peut pas simultanément mourir et fermer un compte. En plus, cette fermeture s’effectue dans des lignes de code, de manière technologique et se caractérise par l’effacement des liens hypertextes et des connexions dans des bases de données.
Si cette fermeture ne prend pas place, c’est à la communauté de continuer à donner vie à cet être virtuel : le récit autobiographique change en récit biographique et sert, strictu sensu, à des objectifs des vivants.

Cependant, lentement mais sûrement, cette disparition réelle sera suivie par une disparition en ligne, car le temps éloigne le défunt de la communauté qui s’occupe de la sociabilité dans le lieu de recueillement. C’est justement cette sociabilité qui donne sens et significations à la vie hybride en ligne — hors ligne. L’humain prend toujours le dessus.

 

Pour aller plus loin…

Depuis l’écriture de ce texte, de multiples articles ont été publiés sur ce sujet. En voici quelques-uns pour approfondir votre lecture :

 

Références   [ + ]

1. Voir ici un choix de ses œuvres : http://www.noorderlicht.com/nl/archief/diederik-van-der-donk/
2. http://egoblog.net/2009/04/12/rip-pratique-mortuaire-sur-twitter/ last accessed 10/02/2016
3. http://blogs.wsj.com/ideas-market/2012/11/06/the-online-funeral/ last accessed 10/02/2016
4. Ce qui était possible parce qu’un proche avait pris la main sur le profil en se connectant comme s’il était D.
5. Dans : Christopher M. Moreman and A. Davis Lewis: Digital Death, Mortality and Beyond in the Online Age. Éditions Praeger, 2014, p.50.
6. À croire Tony Walter : une des tâches à effectuer après la mort concerne la reconstruction de l’identité [p. 39]
7.  »Put simply, the identity of the deceased belongs to those who construct it. […] In other words, their memorials preserve them – they become how they are remembered: they become their constructed past  »
8.  »In so far as I am the object of values which come to qualify me without my being able to act on this qualification or even to know it, I am enslaved. One is looked at without being able to look back. Ontologically, therefore, death negates freedom. »
9. Ari Stillman, Virtual Graveyard: Facebook, Death, and Existentialist Critique. Dans : Digital Death, Praeger, 2014, p. 59
10. http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/0048721X.2011.553138 — last accessed 10/02/2016. Walter fait une analyse de 1 109 commentaires en dessous un article apparu dans le Sun Journal, concernant la mort prématurée Jane Goody, star de la télé-réalité, elle-même une personnalité contestée. Sa conclusion est que l’expérience vécue ne correspond pas forcément avec la littérature scientifique (vu les caractéristiques du groupe étudié).
11. Un « bidprentje » est une sorte de combinaison de carte de remerciement et de carte de prière, mais plus personnalisée que cette dernière. Dans la culture catholique néerlandaise, cette carte vous sera donnée à la fin des funérailles. En France, je n’ai jamais rencontré cette habitude, mais elle existe peut-être bien…
12. [courage shown : talk] — [coping strategy: expressing] — [lay support : self-help groups] — [surveillance of : feelings par: counsellor]. Tony Walter, The Revival of Death? Routledge, 1994, p. 39
13. Si vous lisez l’anglais, lisez cet interview avec elle, qui date de Mars 2018 : https://thepsychologist.bps.org.uk/its-not-easy-conversation-have-kid-who-thinks-theyre-invincible. Il y en a un autre ici : https://academicminute.org/2018/07/carla-sofka-siena-college-thanatechnology/
14. Sofka Cupit & Gilbert, Dying, Death, and Grief in an Online Universe, p.4
15. Debra J. Bassett, Who Wants to Live Forever ? Living, Dying and Grieving in Our Digital Society, 20 November 2015. http://Death_digitalsociety_socsci-04-01127.pdf
16. http://madame.lefigaro.fr/societe/convention-obseques-20-011112-303512
17. http://digital-era-death-eng.blogspot.co.il/2015/12/so-whats-new-in-digital-death.html – last accessed 11/02/2016

One thought on “Sociabilité numérique au-delà de la mort : entretenir le lien

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.