Le numérique pousse l’organisation à se réinventer et le musée n’en fait pas exception. Au contraire, les musées étaient parmi les premiers à s’aventurer sur des chemins numériques non découverts. Leur mission et leurs objets sont particulièrement adaptables à la condition numérique : recherche, collecte, transmission d’œuvres d’excellence et sensibilisation à la connaissance de ceux-ci. Les technologies du digital permettent de greffer des couches d’information à l’objet, d’y associer du sens et de l’interprétation ; une lecture à plusieurs niveaux en mode asynchrone et sans limites géographiques devient alors possible. Il va de même pour les interactions : interactions avec l’institution et interaction avec l’objet. Dans cette dernière veine, le musée numérique « L’atelier des lumières » (ouverture avril 2018 à Paris) nous montre comment rendre une nouvelle expérience à l’œuvre par la présentation dans des formes numériques hors normes.Si « distance is dead, but geography matters » (la distance est morte, mais la géographie est importante), le musée de demain va certainement prouver le contraire !

L’exemple d’un musée

La mission du Metropolitan Museum of Art à New York est : « … to collect, present, preserve, study works of art in order to connect people to knowledge, creativity and ideas. » (Collecter, présenter, préserver et étudier des œuvres d’art dans l’objectif de connecter des gens à la connaissance, à la créativité et aux idées. »)

La numérisation d'une oeuvre d'art

Dans une démarche d’ouverture de la collection, le Met a mis en œuvre un vaste programme de diffusion d’images et d’informations de la collection sous licence CCO. Cette initiative est portée par une vision claire. Elle part de l’idée que chaque personne sur cette planète peut potentiellement être inspirée par un objet d’art, le musée réfléchit à une manière de réduire la distance entre l’objet et la personne qui pourrait s’en inspirer. Pour Loic Tallon, CDO (Chief Digital Officer) du MET, la longue histoire du musée (148 ans) et l’importance de la mission induisent une grande responsabilité. Des 1,5 million d’œuvres dans leur collection, couvrant 5 000 ans, 460 000 œuvres ont été photographiées, puis numérisées depuis des décennies et mises dans une énorme base de données. J’ajoute que la géographie de l’objet physique ne correspond pas obligatoirement avec la géographie d’origine de l’objet : les œuvres sont originaires de partout dans le monde, et peuvent retrouver leur lieu d’origine dans la démarche numérique du musée.

La technologie et l’intelligence

Les appareils photo toujours plus performants, permettant maintenant de capter des informations non visibles par l’œil nu, rendent le digital réellement fascinant. L’image peut être agrandie presque sans limites. Plus qu’une documentation ou d’une création de répliques physiques et numériques, ces technologies permettent d’ajouter des couches non visibles par l’œil nu. Ce sont ces informations plus fines qui créent les conditions pour l’émergence d’une nouvelle expérience et d’une connexion inouïe entre l’œuvre et la personne. C’est un peu comme mettre l’œuvre sous un microscope : on y voit des détails cachés, mais potentiellement porteurs de messages et d’émotions.

La politique digitale du Met (Metropolitan Museum of Art)

Image de la vidéo de Mashable | https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:6462758981193465856

Ce travail de longue haleine doit être fait avec intelligence. Comme une visite au musée à New York n’est pas à la portée de tout le monde, davantage de personnes vont voir l’image captée que l’œuvre à l’origine de cette image, et porteur de ses informations.

La photographie a, depuis toujours, été un vecteur de libération physique : elle nous permet d’emporter une image avec nous et de la traiter au gré de notre préoccupation spécifique. L’objectif du Met est de rendre la totalité de la collection aussi accessible que possible, afin de permettre la création de nouvelles connexions avec elle. La libération des données de la collection du Met permet à tout un chacun de les utiliser, de les partager ou même de les retravailler dans une manière qui est la plus pertinente pour lui.

Le musée se réinvente en avançant

Ainsi, Loic Tallon, Joseph Coscia et Barbara Bridgers expliquent dans la vidéo que le musée peut exister dans d’autres espaces que l’espace physique du bâtiment lui-même, et qu’il doit se réinventer en avançant. « Il n’existe pas une “meilleure manière” du digital au musée, nous l’inventons en avançant, en essayant de prendre, à chaque fois, le pas le plus juste et réfléchi pour déterminer ce qu’est un musée. » (« We’re inventing it as we go along, trying to take the next best, most thoughtful step in determining what it means to be a museum »). Cette réinvention du musée, elle est passionnante.

Les implications

Dans mon livre « Bienvenue à l’Hospitalité digitale », j’aborde succinctement « l’archéologie numérique » du secteur culturel (page 59) :

« Depuis quelques années, le musée a profondément repensé et influencé les pratiques liées à sa mission d’accueil et de pédagogie. Par des actions et évènements en ligne — comme #museumselfie  – et un usage créatif des technologies in situ, il a réussi à attirer de nouveaux publics et à les fidéliser. Le “son et lumière” d’autrefois s’est transformé en une production plus interactive, sur support contemporain. Le musée profite d’une muséologie hautement technologique et diversifiée. Ces technologies permettent non seulement la mise à disposition de l’information au sein du musée, mais également à distance. Par leur capacité à restituer une grande richesse d’informations et à provoquer l’interaction avec une audience, elles dépassent de loin la portée expérientielle du format historique multimédia comme le DVD. La visite guidée, proposée par le guide en chair et en os, continue à être plébiscitée, mais doit sans doute être adaptée aux influences impulsées par des technologies et un public habitué à diverses formes interactives. »

La tendance digitale est lourde et ne s’arrêtera pas là. Mais quelles sont les implications sur un plan plus global ? Les questions qui me viennent à l’esprit sont…

  1. Le tourisme de masse : l’attrait des grandes villes et la baisse des coûts de déplacement ont congestionné les villes au point que les populations se révoltent contre les passants. Amsterdam, Venise, Barcelone, pour en citer quelques-unes, sont des villes où le tourisme s’intensifie encore et toujours — et qui vivent pour une partie non négligeable des recettes de ce tourisme. D’ailleurs, une ville comme Bilbao a vu une énorme économie se greffer suite à l’ouverture du musée Guggenheim. L’opportunité du numérique se situe dans le partage des connaissances et l’expérience culturelle à distance, sans la nécessité de passer par le musée sur place — mais va parallèlement entraîner une baisse économique ou en tout cas, déplacer les bénéfices ailleurs.
  2. L’Urbanisation : la tendance touristique urbaine fait sans aucun doute partie de l’attrait de la ville tout court au point que l’urbanisation à outrance provoque des problèmes énormes à plus d’un endroit au monde. Si « distance est dead, but geographie matters », comme je le disais plus haut, les villes en sont la preuve. Malgré le digital et les opportunités de communication à distance, la ville reste apparemment l’endroit de préférence pour pouvoir vivre plus ou moins dignement, mieux qu’en territoire rural. Passer au musée comme nous le faisons du temps de mes études aux Beaux-Arts à Amsterdam n’est guère possible dans des très grandes villes ou agglomérations. Nous nous rendions au musée pour y prendre un café : le contact était informel et instituait une relation importante entre l’institution et nous.
    Le numérique pourrait constituer une des réponses dans la mission des institutions (muséales et autres) pour connecter les hommes et femmes aux connaissances et aux expériences culturelles. Les MOOC, les Massive Open Online Courses et dérivés en sont un exemple : l’ouverture digitale des campus aux étudiants sera probablement nécessaire pour pouvoir offrir à tout un chacun le droit à l’éducation.
  3. Les modèles économiques : quand, début 2008, dans un groupe d’experts dans le cadre d’une prospective touristique pour l’ancienne région Poitou-Charentes, nous pensions l’expérience touristique et culturelle à distance par les moyens technologiques et techniques, nous nous sommes déjà posé la question du modèle économique. Si, dans l’avenir, nous pouvions aller au marché ou faire l’expérience d’une descente de montagne à distance, comment les territoires vont-ils monétiser leurs efforts d’aménagement et de gestion des installations ? Nous pouvons sans doute imaginer une réponse comme la boutique en ligne du musée ou de la station de ski ou encore le merchandising des objets, sans oublier que la masse critique se déplacera toujours dans les lieux. Mais, si possible, sans devenir un élément critique dans la vie des villes.
  4. Les modèles pédagogiques : les leçons numériques des institutions culturelles pourraient enseigner l’école et l’université dans leurs aspirations technologiques et pédagogiques. Les chevauchements de missions et objets, l’application des technologies dans les deux milieux rendent une mutualisation de plus en plus intéressante. Comment pouvons-nous repenser les liens numériquement médiés entre les deux types d’institutions, afin de confronter un maximum d’élèves et d’étudiants avec un patrimoine culturel ? Et ce, dans une approche libérée qui permet de passer à la « haute culture » par la culture populaire et ses attributs de remixage, de personnalisation et de partage, comme on le voit sur Instagram et Snapchat par exemple. Pour y arriver, la technologie seule ne suffira plus : nous aurons besoin de l’intelligence et de la confiance que l’appropriation dans une forme qui ne nous ressemble pas, peut tout de même constituer une appropriation pertinente et donc, juste, qui justifie la démarche.

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