Avec la crise du COVID-19 et en situation de confinement, le monde découvre que ce n’est pas tant « le temps d’écran », mais plutôt « le temps de l’écran » qui nous permet de continuer à exister à l’égard de l’autre.

Pour le livre « Web 2.0 – 15 ans déjà et après », dont j’ai parlé dans un article précédent, j’ai écrit un article avec le titre « Transformation de la présence par de nouvelles connexions » (p. 259-262). Les deux phénomènes évoqués dans ce chapitre, Ambient virtual co-presence et ASMR, me semblent tout à fait pertinents pour la période de confinement que nous vivons – et je vais vous en parler un peu dans cet article et un article à venir.

L’apéro virtuel, ou « Ambient virtual co-presence » pendant le confinement

Le temps du confinement nous pousse à trouver des solutions pour faire « la même chose autrement ». Et quoi de plus facile que de se tourner vers une technologie que beaucoup d’entre nous maîtrisent déjà – même si ce n’est pas pour faire la même chose ? Partout dans le monde, les gens se connectent en même temps pour faire ce qu’ils n’ont jamais fait avant : prendre un verre ensemble, partager du temps non productif, du temps de loisir, du temps hors travail avec des personnes qui ne peuvent pas être ensemble dans une même pièce. On se donne rendez-vous, on envoie une invitation pour se connecter tous par Zoom, Skype ou autre logiciel de téléconférence, on prépare son apéro et on passe du temps « ensemble ».

Ambient Virtual Co-Presence, Coronapéro

 

Le phénomène a pris une telle ampleur, qu’il y a maintenant des « guides pour bien réussir son apéro virtuel ». On voit arriver des noms spécifiques, comme « Skypéro » ou « Coronapéro ». Puis, on joue aux cartes ensemble, mais à distance ou on regarde un film ensemble, mais à distance (regardez la vidéo ci-dessous).

L’histoire de cette « Ambient virtual co-presence »

Or, ce qui est devenu à la mode existait déjà depuis un moment. Le terme apparaît pour la première fois en 2003, dans un article de Mizuko Ito et Daisuke Okabe, appelé « Ambient Virtual Co-Presence through mobile devices in Japan » 1)Mizuko Ito et Daisuke Okabe, appelé « Ambient Virtual Co-Presence through mobile devices in Japan », publié le 7/10/2006 – DC : http://snurb.info/node/589#main-content. Les deux auteurs ont observé des connexions hors contexte de l’école chez de jeunes Japonais, notamment par le biais des téléphones mobiles. Déjà en 2006, ils notent que, à l’inverse des PC, le téléphone mobile a un caractère plus personnel et se prête donc mieux à se connecter pour échanger des moments privés, voire intimes, et ce, pendant des durées plus ou moins longues. Autre observation de l’époque : les jeunes utilisaient leurs téléphones pour ajouter une couche aux actions d’une autre nature et les auteurs soulignent les compétences des jeunes à fusionner leur vie en ligne avec leur vie hors ligne.

« Mobile phones are seen as disrupting existing public places or an escape from the ‘real’ into a disjunctive space of the ‘virtual’ – but on the other hand they are also about the integration of the ‘virtual’ as a pervasive presence in everyday practice and place. They combine remote and networked relations as a persistent presence; they seamlessly integrate with the mundane and pedestrian; they present simultaneously the here and the elsewhere; and they turn place and setting into a ‘real’/’virtual’ hybrid. Keitai uses are technosocial practices, merging remote or mediated relations and physically co-present relations. This is ambient virtual co-presence. Youths in Mimi’s studies keep an open channel with 2-5 intimate friends almost all the time – they are always on, never alone (and arouse suspicion when they do switch off their phones). This is not necessarily about contentful communicational acts, but more about maintaining virtual co-presence throughout the day. »

 

Ce que nous découvrons comme une pratique liée à l’impossibilité de se déplacer et à se rencontrer « pour de vrai », est en fait une manière de vivre ensemble dans une sorte de « flux » hybride qui consiste à marier les présences hors ligne avec les présences en ligne de beaucoup de gens. (Notez que ce que nous faisons le plus souvent en utilisant notre ordinateur (l’écran positionné est souvent bien plus pratique que tenir ou positionner le téléphone !), se faisait dans la recherche de Ito et Okabe par le biais des téléphones mobiles – leur étude était conditionnée par l’aspect de mobilité, alors que notre réalité en période de confinement est plutôt marquée par l’impossibilité d’être mobile.)

Tout est dans le contexte

Ito et Okabe mobilisent un texte de Meyrowitz, qui lui, se base sur la notion de « situation sociale » de Goffman : l’identité et les pratiques sociales font partie intégrante des situations sociales spécifiques. Meyrowitz ajoute que la situation sociale est structurée par des influences extérieures aux rencontres physiques et interpersonnelles.  Ito et Okabe, qui se focalisent sur la communication interpersonnelle (plutôt que de masse, comme le fait Meyrowitz) adoptent le terme « situations technosociales » (technosocial situations) afin d’intégrer des notions de la théorie situationnelle dans un cadre qui permet d’assimiler les rapports sociaux par l’utilisation des technologies.

En d’autres mots : nos rencontres du type apéro, qui se déroulent normalement dans un cadre de rencontre physique et qui ont aujourd’hui rendues possibles par les technologies, sont devenus acceptables, voire populaires pour un grand nombre parmi nous, par la situation et le contexte spécifique du moment. Avant confinement, peu de gens auraient accepté une invitation à un apéro virtuel… Pourtant, il y a une différence entre ces « Coronapéros » et le Ambient virtual co-presence dont parlaient Ito et Okabe.

Espaces accessibles entre amis, sans rites d’ouverture ou de départ

Ito et Okabe décrivent et analysent des situations technosociales de jeunes et jeunes adultes japonais plutôt de l’ordre textuels (les Smartphones n’existaient pas encore en 2003). Ces « présences » sont caractérisés par une « sense of ambient accessibility, a shared virtual space that is generally available between a few friends or with a loved one. » (p. 14). Les amis échangent des messages par plusieurs canaux, parfois très superficiels et peu intéressants (« Où es-tu ? »), parfois plus approfondis 2)Stefana Broadbent en a parlé aussi, dans son livre « L’intimité au travail ». Broadbent, Stefana. L’intimité au travail: la vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise. Collection Présence / Essai. France: éditions Fyp, 2011.. Parfois les amis continuent à échanger juste pour ne pas interrompre la « présence virtuelle » de l’autre.

En 2003, les réseaux sociaux n’existaient pas encore, ni les technologies du type Zoom ou Skype. Mais quelques années plus tard, cette dernière nous a été très utile, quand je parcourais la France pour les formations et pour enseigner. J’allumais mon Skype le soir, mon mari faisait la même chose chez nous et nous faisions la cuisine ensemble. Parfois nous parlions, parfois pas. Parfois nous mangions ensemble : nous avons testé et approuvé le ambient virtual co-presence comme un facteur important de lien social pendant toute une période de séparation physique. Et nous ne sommes pas les seuls. Mihaela Nedelcu 3)Nedelcu, Mihaela. « Transnational grandparenting in the digital age: mediated co-presence and childcare in the case of Romanian migrants in Switzerland and Canada ». European Journal of Ageing 14, no 4 (30 juin 2017): 375‑83. https://doi.org/10.1007/s10433-017-0436-1. a analysé les pratiques et usages des technologies de migrants roumains pour reformuler des liens familiaux et les rôles que jouent les grands-parents dans la vie de leurs enfants et petits-enfants qui vivent à l’étranger :

« When she is home, Skype is always turned on, and we cook together, we drink coffee and life is as one in spite of distance. And with my granddaughter, I speak every day, in Romanian and I supervise her homework. This is my life now, since I’ve gotten familiar with Internet I’m always here, but there. (woman, former teacher, 62 y.o., RO-CA) » (p. 375) »

Nous pouvons supposer que le phénomène de Ambient virtual co-presence a muté, engendré de nouvelles formes. Presque vingt ans après l’article d’Ito et Okabe, j’observe la même chose chez ma fille (16 ans) : elle échange des messages (souvent oralement, mais enregistrés, donc asynchrones) avec ses amis, parfois sur toute une période, le plus souvent par la fonctionnalité de chat sur SnapChat. C’est une « présence virtuelle » ambiante, parfois en arrière-plan, parfois sur le devant de la scène (les notions goffmanniennes de « backstage » et « front stage » sont toujours d’actualité). Ces messages ne nécessitent pas de rites d’ouverture ou de rites de départ, car la présence est censée être ininterrompue, même si elle n’est pas là tout le temps. Ma fille est ses amies sont extrêmement conscientes de la présence des autres, même en dehors ces moments d’échange, justement par la possibilité de celui-ci. Ce qui caractérise ces espaces, c’est l’absence d’ouverture délibérée et par la supposition que l’autre est à portée de voix : c’était le cas en 2003, c’est encore le cas en 2020.

Les apéros virtuels, eux, connaissent leurs rites d’ouverture : elles se déroulent souvent sur WhatsApp (« Qui a envie de boire un verre ensemble ce soir ? ») et nécessitent une préparation de la part de chaque participant. Il n’y a pas cette notion d’une présence qui perdure, mais une prise de rendez-vous. Ces apéros sont caractérisés par un espace privé (l’apéro, l’endroit physique où on se trouve) et un espace collectif (on boit un verre ensemble) dans un contexte où la co-présence physique n’est pas possible ; la solution du « Coronapéro » est donc particulièrement pertinente dans le cadre du confinement aujourd’hui. D’ailleurs, dans ses travaux, danah boyd explique la recherche d’une ambient virtual co-presence des jeunes par l’absence d’intimité qu’ils ressentent à la maison et par la surveillance qui accompagne une certaine vision ou idéologie de responsabilité parentale. Il n’est pas exclu que le besoin d’organiser des apéros virtuels est en partie un moyen pour les parents de « se trouver ailleurs », de « sortir » de chez eux, tout comme le font les jeunes auxquels je viens de faire référence. 4)boyd, danah. It’s complicated: the social lives of networked teens. New Haven: Yale University Press, 2014. Gardons cela à l’esprit quand nous jugeons les pratiques sociales des jeunes…

Donc, si les formes et expressions du Ambient virtual co-presence sont différentes de celles étudiées en 2003 par Ito et Okabi, je pense que les « Coronapéros » et les rassemblements de tous genres pendant cette période de confinement peuvent être classés sous le même phénomène. Il serait intéressant d’en étudier les formes, ainsi que les rites d’avant, pendant et après apéros pour mieux comprendre le phénomène.

 

Les leçons pour l’après-confinement

Les technologies sont autant des barrières que d’ouvertures (dans mon livre « Bienvenue à l’Hospitalité digitale », je parle d’« écran-barrière » et d’« écran-ouverture »). Les technologies et les écrans peuvent profondément modifier nos rapports et notre vivre-ensemble, (voir par exemple mon témoignage de vie à la campagne dans les années 1990 dans cet article) pour le mieux ou pour le pire.

Ce que nous découvrons pendant cette période de confinement, c’est aussi la réalité de ceux et de celles qui ne peuvent pas se déplacer facilement, ou de ceux et celles qui vivent loin de leurs pairs et de leur famille. Il serait intéressant de penser l’après-confinement en gardant notre propre expérience en tête : comment intégrer ces personnes loin de chez nous ou sans mobilité dans nos pratiques sociales ? Comment rendre la vie sociale durablement mieux pour tous ceux et celles qui ne peuvent pas se rendre à des apéros entre amis ? Au final, c’est toujours une histoire d’Hospitalité digitale…

 

Fadhila Brahimi, David Fayon et al. Web 2.0 – 15 ans déjà et après ? Éditions Kawa, 2020.
Plus d’informations sur le site dédié : www.reenchanter-internet.com

Références   [ + ]

1. Mizuko Ito et Daisuke Okabe, appelé « Ambient Virtual Co-Presence through mobile devices in Japan », publié le 7/10/2006 – DC : http://snurb.info/node/589#main-content
2. Stefana Broadbent en a parlé aussi, dans son livre « L’intimité au travail ». Broadbent, Stefana. L’intimité au travail: la vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise. Collection Présence / Essai. France: éditions Fyp, 2011.
3. Nedelcu, Mihaela. « Transnational grandparenting in the digital age: mediated co-presence and childcare in the case of Romanian migrants in Switzerland and Canada ». European Journal of Ageing 14, no 4 (30 juin 2017): 375‑83. https://doi.org/10.1007/s10433-017-0436-1.
4. boyd, danah. It’s complicated: the social lives of networked teens. New Haven: Yale University Press, 2014.

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