Partout où nous allons, enfin, presque partout, nous sommes tenus à exister avec et parmi des ordinateurs – en 2017, le taux de connexion à Internet est resté stable à 85 % mais le taux des outils portables progresse irréductablement. Sans vouloir associer les technologies automatiquement au progrès, il me semble que nous devrions sérieusement réfléchir aux moyens de les utiliser pour l’éducation. Dans cet article, je vais tenter d’imaginer des contours d’une vraie éducation au numérique.
Internet est un ensemble complexe d’interdépendances physiques et virtuelles, qui touchent à toutes les sphères de nos vies, individuellement et en société. Une bonne préparation aux enjeux d’Internet devrait figurer dans toute éducation et cette éducation devrait être pluridisciplinaire.
La question se pose donc de comment imaginer une éducation au numérique qui enseigne une vision transversale d’Internet qui englobe les relations entre la physique, la chimie, l’histoire, la géographie, la sociologie et la philosophie de la technologie, et qui permet d’accepter la complexité qui en est parallèlement sa problématique et sa beauté.
Cette éducation devrait permettre aux élèves, quand ils sortent du secondaire, d’avoir développé des compétences techniques pour être autonome, se sentir en sécurité (et de mettre l’autrui en sécurité !) et d’avancer à se former tout au long de leur vie.
L’éducation au numérique comme matière transversale
Les « technologies de l’information et de la communication » (TIC) ne sont pas enseignées au collège ni au lycée, sauf par quelques cours de technologie. Les élèves apprennent comment fonctionne l’électricité au collège et avec un peu de chance, comment on traduit le système décimal en système binaire. Quelques années plus tard, ils apprennent comment fonctionne un ordinateur pendant leurs cours de physique. Au collège, ils auront la visite d’un gendarme qui explique ce qu’il ne faut surtout pas faire et à quoi prêter attention. Leurs parents auront visité des conférences avec comme thématique « La place des écrans dans les familles », qui seront, avec un peu de malchance, données par des psychologues qui eux-mêmes n’ont pas acquis une culture Web, mais qui ont traité, dans leurs cabinets, des enfants et parents en difficulté, c’est-à-dire, d’une petite minorité parmi des utilisateurs d’Internet.
Je sais, je dessine une image un peu sombre, mais je constate qu’à la sortie du lycée, la plupart des élèves ne sont pas capables de travailler de manière collaborative avec des outils en ligne ou d’organiser le travail et d’optimiser cette organisation par des liens hypertextes vers des ressources. Je comprends qu’on ne leur demande pas d’être actifs sur Twitter ou de travailler avec MindMeister, mais je ne comprends pas que cette demande crée autant de panique. Cela ne le devrait pas, car ils devraient se sentir plus à l’aise en ligne.
Mais il manque cruellement une vision transversale d’Internet qui englobe les relations entre la physique, la chimie, l’histoire, la géographie, la sociologie et la philosophie de la technologie. Cruellement, puisqu’Internet est tout cela — et plus encore ; et le réduire à une ou deux éléments n’est pas accepter la complexité qui en est parallèlement la problématique et la beauté.
La « culture Web » souffre d’une attention trop importante à la notion virtuelle d’un côté et de l’autre, d’un trop peu d’attention aux notions physiques d’Internet. En d’autres mots : on parle trop du « Web » et trop peu d’Internet.
Et quand on consacre de l’attention à Internet et au Web, c’est par le biais des données et de leur traitements (domaine des technologies et sciences) et de la règlementation (domaine des compétences et techniques). On aborde les données par le prisme économique et la gouvernance par le prisme politique – mais souvent sans les intégrer dans le domaine historique. Comprenez-moi bien : tous ces sujets sont importants. Sauf que, pour en débattre, il faut comprendre au minimum comment est construit Internet, de quels matériaux, avec quel historique, avec quels possibles technologiques et quelles limitations physiques.
Apprentissage formel et informel
Et cela passe obligatoirement par l’école, car on ne peut pas, à l’heure actuelle, supposer que ces connaissances existent dans des familles. Certes, elles ont toutes vécu — et vivent — Internet presque au quotidien, mais savoir prendre le recul et connaître l’histoire dans sa complexité et sa transversalité est un vrai sujet qui devrait faire partie du bagage de l’éducation formelle. C’est le rôle de l’école, nécessaire pour sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons : celle de blâmer des usages, d’avoir le sentiment d’en subir les conséquences et de ne pas voir où nous allons.
Loin de maîtriser les programmes de l’Éducation nationale, je constate régulièrement que ce travail n’est pas fait. Les jeunes avec qui j’ai le plaisir de travailler ne savent pas de quoi est constitué Internet, et n’ont, pour la plupart parmi eux, pas les compétences nécessaires pour être autonomes en ligne.
Qu’est-ce qu’un jeune devrait connaître en matière d’Internet ?
Quand un jeune sort de l’école avec un BAC, il devrait, à mon avis, avoir une vision transversale d’Internet et en comprendre les enjeux essentiels, aussi bien physiques que virtuels et sociaux.
- Il devrait être capable d’expliquer ces notions (basiques, pour quelques-unes) à ses parents et aux pairs.
- Il devrait se sentir en sécurité par ce qu’il fait en ligne et mettre en sécurité les autres utilisateurs avec qui il est en contact en ligne. J’entends encore trop de monde dire qu’ils font n’importe quoi en ligne, alors qu’on ne leur donne pas les clés d’un usage raisonné — qui consiste d’abord à expliquer ce qui se passe, au niveau technique et en termes sociologiques. Cet apprentissage ne peut se contenter d’établir une charte de bonne conduite, qui définit des choses à faire et à ne pas faire.
- Chaque jeune qui sort de l’école devrait avoir une stratégie de mots de passe qui met leur identité en ligne en sécurité.
- Chaque jeune devrait pouvoir rapidement ouvrir un compte sur une plateforme de travail en ligne ou d’un réseau social et comprendre rapidement comment l’apprivoiser. Et si cela n’est pas le cas, avoir développé le réflexe de l’apprentissage informel, à trouver sur… YouTube.
- Chaque jeune qui sort de l’école devrait connaître l’histoire d’Internet, et avoir des notions philosophiques de base sur la relation entre individus-machines-société.
- Chaque jeune devrait savoir par où passent les données, comment cela se fait et avoir discuté un minimum en classe sur les incidences économiques et politiques.
- À dix-huit ans, ils devraient tous être capables de publier un blog sur des sujets qui les intéressent. Ils devraient avoir appris comment devenir un acteur d’Internet et non pas uniquement un consommateur du Web.
Je ne sais pas si c’est un problème de programmes ou des corps enseignants qui ne considèrent pas les enjeux du numérique comme primordiaux. Une autre possibilité est que les enseignants n’ont pas acquis les compétences transversales pour lier toutes ces matières pour en créer un programme complet qu’on pourrait appeler « Technologies d’Internet et sociologie du Web », qui ferait preuve d’une culture Web, de connaissances transversales comme indiquées ci-dessus en complément des compétences de leur propre matière. Pour ce faire, il serait bien évidemment nécessaire de travailler en équipes transversales et à vrai dire, je ne sais pas si cela est une pratique courante en France ou si cela reste de l’ordre « tu rêves ou quoi ? ».
Comment penser cette éducation au numérique ?
Et pourtant, depuis des années, les enseignants ont été parmi les plus actifs en matière de bêta-testing quand il s’agit de pédagogie digitale. Bien qu’il n’existe pas une méthode globale, beaucoup parmi eux ont testé des approches différentes ; un peu partout, des recherches universitaires sont en cours.
Mais, à ma connaissance, ces tentatives intéressantes concernent davantage « l’éducation par le numérique » que « l’éducation au numérique ». Dans la liste des pédagogies observées, se trouvent évidemment Twitter, les « serious games », la géolocalisation, le blogging.
Ce dernier est un bel exemple de comment on pourrait associer compétences (le savoir-faire) et y apporter des savoirs : les élèves, dès les dernières classes du primaire, pourraient par exemple publier un blog quand ils partent en voyage scolaire – mais je constate que le « good old » PowerPoint est encore d’actualité. Oh wait, non, ils travaillent quand même sur Prezi – ce qui est une vraie amélioration, mais qui reste une approche « applicative » et ne donne pas des clés pour comprendre le numérique, c’est-à-dire, les notions du « en ligne ».
Le blog donne la possibilité d’apprendre un grand nombre de notions liées au Web :
- Qu’est-ce qu’une adresse Web ?
- Qu’est-ce qu’un système client-serveur ?
- comment utiliser un système de gestion de contenus simple ?
- Comment peut-on réserver un nom de domaine et comment fonctionne ce système des domaines ?
- Comment peut-on écrire pour le Web, corriger et publier ?
- Comment est réalisée la transformation de nos écrits en données binaires ?
L’avantage d’aborder toutes ces questions est que le traitement de réponses peut facilement être adapté aux différents âges et niveaux.
L’enseignement au numérique pourrait servir à une autre cause, plus importante cette fois-ci : comment faire en sorte que l’enseignant(e) et les élèves partagent une culture Web ? Comment créer des situations dans lesquelles la confiance du travailler ensemble permet aux enseignants d’apprendre de leurs élèves ? Comment, en d’autres mots, en vérifiant ce que maîtrisent les uns et les autres, créer un système d’apprentissage semi-informel, dans lequel il est possible pour l’enseignant d’apprendre de ses apprenants sans perdre l’autorité ?
Apprendre à coder ou ne pas apprendre à coder ?
Si le blogging est accessible sans qu’une maîtrise du code soit nécessaire, le code n’est pas (encore) enseigné systématiquement.
Ceci dit, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas apprendre à coder aux élèves plus jeunes, même dès le primaire. Ce serait une manière de leur apprendre une deuxième langue. Un peu comme l’anglais, avec la différence qu’on n’apprend pas à le parler (ce qui pourrait être un vrai soulagement pour les uns et les autres).
Fondamentalement, le code est une langue comme une autre, qui nécessite de la concentration et de la rigueur. Et coder peut être un vrai plaisir, car publier quelque chose en ligne peut donner une grande satisfaction aux élèves.
Apprendre à coder est aussi une manière de ne plus avoir à dire que « nos jeunes » ne peuvent « plus se concentrer » parce qu’« ils sont trop sur Internet ». Ils y sont peut-être trop, mais ils ne sont pas là où ils pourraient apprendre à se concentrer. Et c’est aux aînés de le leur apprendre !
Internet n’est pas « ce truc diffus », c’est le produit des métiers très différents et très réels
Apprendre les technologies d’Internet et la sociologie du Web pourrait aussi déclencher des projets professionnels intéressants. Demandez-vous quelle image vous avez en tête si vous pensez à Internet ou au Web. Les chances sont grandes que vous pensez d’abord à des hommes blancs trentenaires, assis devant un ordinateur dans un « open space ». D’autres pensent à une sorte de nuage dans laquelle des données transitent. Rares sont ceux et celles qui pensent aux marins qui posent des câbles sous-marins ou à ceux et celles qui les fabriquent. Et pourtant, si je vous dis que 99 % du trafic international passe par ces câbles…