Reprise d’un article de 2014.
J’avais envie de publier un texte que j’ai écrit il y a quelque temps, comme un récit et des pensées sur le passé et l’avenir du tourisme. Revoir quelques fondamentaux. Ni plus ni moins.
Il fut un temps… quand le touriste prenait le temps de décrocher son téléphone, chez lui, pour appeler un Office de Tourisme, afin d’obtenir des informations sous forme papier, qui lui seraient envoyées par la poste. Ce temps est loin derrière nous. Loin et pas si loin, car nous avons vu le domaine du tourisme changer fortement entre 2000 et aujourd’hui.
Vous, institutionnels du tourisme, connaissez l’histoire, car vous y étiez, et vous contribuez aux changements, qui pour une grande partie ont une relation étroite avec les technologies, et notamment les technologies liées à ce que nous appelons le « Web 2.0 ».
Des « territoires connus » aux « petites boîtes »
Des « territoires connus », mais géographiquement circonscrits et fermés (les « little boxes » ou bien les « petites boîtes » de Barry Wellman – cf. la vidéo ci-dessous), nous sommes résolument passés à la mobilité. Autrefois, nous savions où se trouvait le prospect quand il appelait l’Office de Tourisme : à la maison, dans son coin bureau, le dos tourné vers le reste de la famille, sur le seul ordinateur de la maison, ce grand boîtier… . Nous ne savons plus où est le prospect quand il nous appelle aujourd’hui : est-il déjà parti et prépare-t-il la suite de son voyage ? Est-il dans un espace public, avec des amis, en train de préparer une sortie ensemble ? Et puisqu’on ne sait pas où il se trouve, on ne sait plus très bien quel est son contexte : l’interprétation de ses besoins, de sa requête, de ses démarches est moins claire. Désormais, nous demandons d’abord : « où êtes-vous ? »
J’ai eu le plaisir d’animer quelques formations en Management numérique de destination. Sous ce terme se cache une multitude de notions, d’approches, de mise en place d’outils, de lectures, de résultats escomptés. Avant de me pencher sur tout ce qui est numérique, outils, usages et changements dans le monde du tourisme, j’ai voulu proposer un sujet sous-jacent, un sujet que nous ne devrions jamais perdre de vue : les perspectives du tourisme, la finalité, si elle existe.
Perspectives et finalité du tourisme
Pour ce faire, je vous cite une phrase de la chercheuse Jennie Germann Molz : « In this sense, I see authenticity – along with landscape, the tourist gaze and hospitality – as a framework for making sense of how tourists relate to people and place, to each other and to the world around them while they are on the move ».
En français cela donne : « Dans ce sens, je considère l’authenticité — tout comme le paysage, le regard touristique et l’hospitalité — comme un cadre pour comprendre comment le touriste voit sa relation avec les autres gens, avec les espaces/les lieux, avec l’autrui et le monde qui lui entoure pendant ses déplacements. »
Je trouve cette phrase très juste et un bon rappel pour nous dire que, en fin de compte, il est à nous, acteurs du tourisme, de regarder autour de nous comment aussi bien nous-mêmes que les autres nous définissons par rapport à l’authenticité, le paysage, le regard touristique et l’hospitalité : quels sont leurs et nos besoins, non seulement par rapport aux envies dans le sens superficiel, mais comment ils sont touristes pour définir leur relation à l’autre, au monde ? Quelles constructions et ambitions sociales, quelles peurs, quelles aspirations d’appartenance à des communautés ?
Si nous comprenons bien ce que disent les autres, les touristes, par rapport à leurs besoins les plus profonds, nous pouvons mieux réfléchir quel tourisme nous souhaitons mettre en place de notre côté, comment le structurer et le (faire) développer pour notre territoire. Le faire émerger est peut-être un meilleur terme d’ailleurs.
L’hospitalité digitale d’un territoire
Mais le développement d’un territoire passe également par des habitants qui non seulement ont investi dans leurs habitats, mais gagnent en même temps de la confiance pour le faire et les montrer. À ce titre, la différence entre le territoire où je vis aujourd’hui et celui que j’ai découvert au début des années 90 est énorme : de l’habitat nu, nous sommes passés à la mise en valeur des maisons et leurs espaces extérieurs.
Le territoire peut être vu comme l’ensemble des citoyens, acteurs et « simples » habitants, eux-mêmes dotés d’envies pour leur environnement. Le territoire qui comporte en lui les opportunités et désirs par rapport aux différents types d’authenticité, du patrimoine au sens large sur lequel il sollicite un regard touristique et qui, finalement, définit son hospitalité.
On peut dans ce sens développer la notion du « Digital Hospitality » : quelle place réservons-nous pour l’autre et quel accueil lui préparons-nous… Comment formulons-nous l’Hospitalité digitale avant, pendant et après le séjour et pas uniquement en matière d’outils, d’applications ou de pratiques commerciales, mais par la rencontre avec l’étranger. L’Hospitalité digitale peut englober toutes les notions de l’hospitalité et devrait être revue pour inclure l’accueil dans des espaces numériques et par des approches digitales au sens large du terme.
C’est également un rappel pour ne pas « juste » réfléchir en termes de profit et éviter les approches superficielles : si nous mettons en place, un peu partout en France, des programmes de labélisation des hébergements et sites touristiques écologiques, nous nous devons de réfléchir aux fondements de la pensée écologique et de développement durable. Et ces fondements se basent sur un équilibre entre les moyens, l’humain et les ressources.
L’authenticité
Il faudra ensuite à tout prix éviter suivre l’effet de mode, juste parce que les autres le font aussi ; il va falloir, au contraire, trouver un bon équilibre entre modèle économique et développement durable dans le sens large du terme. Car le « regard touristique » a profondément changé tout au long des dernières décennies.
Dans le territoire où j’habite, il n’y a plus une seule grange en friches, tous les murs ont été « restaurés » en pierres apparentes, les jardins entourés de conifères. Ce qui était « authentique » pour moi il y a vingt ans l’est aujourd’hui pour le spectateur actuel. Mais je ressens une perte d’authenticité… : comment résoudre cette problématique ? Ce n’est pas sans regret que je le dis, tout en étant consciente qu’il ne peut pas être autrement.
Mais une partie de ce ressentiment de « perte de l’authenticité » pourrait être revue par les trois différentes visions sur l’authenticité, telles qu’elles ont été proposées par Wang (1999) :
- l’authenticité objective (l’objet est authentique),
- l’authenticité symbolique ou constructiviste (l’attitude projetée, la construction d’un sens d’authenticité par la relation que l’on peut développer avec l’objet ou la situation) et
- l’authenticité existentialiste (la tentative de revenir à un état « authentique » d’être, d’être vrai vis-à-vis de soi [« true to oneself »], en s’engageant dans des activités qui facilitent l’exploration du soi authentique).
L’hospitalité et la relation digitale
Au premier rang, les salariés de la filière touristique entretiennent une relation compliquée (pour parler avec les mots de danah boyd « It’s Complicated ») avec les sphères intimes — publiques — professionnelles. Ils doivent composer avec le regard du touriste et de la hiérarchie sur leur fonctionnement dans une ère d’inévitable « hybridisation » des sphères publiques — privées. Le sociologue Jean Viard en parle très bien : nous ne construisons plus nos sociabilités par le travail, mais par les mœurs et habitudes développées pendant le temps de loisirs ou en tous les cas, en dehors des contraintes du travail. D’où une intensification de la problématique de frontières entre privé-public dans une ère où l’institutionnel doit « converser » en ligne avec l’étranger, comme si c’était une connaissance.
Numérique et globalisation des goûts
Ces changements nous proposent et imposent en même temps des évolutions de nos espaces, de nos habitudes, de l’organisation du tourisme tout court. Pensez à la « Disneysation », la « McDonaldisation », ou alors « l’Ikeanisation » de nos aménagements, de nos démarches de gestion, de nos attentes. Car qui se pose la question de l’authenticité, se pose en fait aussi la question du « fake » (du « faux »), qui, à son tour, pourrait redevenir authentique (symbolique) : c’est le cas de Disneyland, qui est un « fake » absolu, mais qui provoque des expériences authentiques. On ne peut pas être plus authentiquement « fake » que Disneyland…
C’est ainsi dans ce qui touche les espaces et c’est également comme cela dans le domaine du numérique. Ces évolutions touchent à tous les domaines, à la société dans sa globalité.
Quel lien avec le développement touristique ?
Le numérique a profondément modifié nos relations aux espaces, au temps, à l’information, à la relation à l’autre, au concept même de qui est producteur de son séjour.
L’accès à « tous les temps » via la réalité augmentée et les applications et outils qui nous font revivre les anciens temps nous permettent de vivre de nouvelles expériences, hors contexte spatial du site en lui-même. Aujourd’hui, si l’on peut vivre l’histoire d’un territoire par l’intermédiaire des technologies sur le sol même, rien ne nous dit que cette expérience n’est pas exportable. On peut facilement s’imaginer vivre cette expérience ailleurs, avec les retombées économiques qui partent ailleurs. Est-ce que ce type d’expériences va se dissocier de leurs espaces d’origine ?
La relation au temps ET à l’espace est modifiée : l’accès à l’information à tout moment et partout où l’on se trouve, nécessite d’autres approches de la part des institutionnels et des autres acteurs, au risque de voir partir les touristes, qui ont, généralement parlant, gagné en confiance et qui sont donc devenus plus sûrs d’eux… Et de leur pouvoir d’achat au sens même du terme de « pouvoir ».
Enfin, la relation à l’autre a été modifiée : sans qu’on s’en aperçoive, tout ce beau monde qui est en contact avec les nouvelles technologies a gagné en autonomie, en assurance, en mobilité et donc en « poids » pour ainsi dire. Les gens se sont procuré des espaces, des modes de conversation, des liens avec l’autre comme jamais avant. La possibilité même d’accéder aux nouveaux pouvoirs par le simple fait de pouvoir accéder aux nouveaux réseaux et d’acquérir un capital social autrefois uniquement disponible aux plus chanceux change la donne profondément. Le touriste d’hier n’est plus comme le touriste d’aujourd’hui et la même chose peut être dite pour les salariés de n’importe quel organisme ou entreprise. Du coup, l’entreprise change profondément.
Du tourisme au e-tourisme au « tourisme 2.0 »
Nous devons donc penser à co-construire et repenser la filière du tourisme, en pleine mutation, en associant les deux défis : ceux du modèle économique qui s’appelle « e-tourisme » à ceux du changement plus profond, qui s’appelle « tourisme 2.0 » [1]. Pour voir émerger une sorte de « smart tourism » : même si je trouve le terme trop à la mode, on attend un nouveau concept qui permettra de bien décrire la réalité, celle de la co-construction dans des flux constants, basée sur un déploiement des données — tout en gardant en tête un usage éthiquement responsable de ces dernières.
J’ai hâte de découvrir où ira le secteur du tourisme et de savoir comment les process, les flux, la prise en compte de tous les acteurs (et notamment touristes, personnels d’organismes de tourisme ET les prestataires touristiques privés) vont co-créer, co-construire le tourisme de demain.
[1] Il y a quelques années, en 2010, j’ai écrit la définition du « Tourisme 2.0 » sur Wikipédia :
» Par « Tourisme 2.0 » on entend « l’offre, la structuration et la consommation de produits touristiques conçues comme un processus constant et multi directionnel entre prestataires, clients et organismes de tourisme institutionnels, et qui s’appuie sur les technologies du Web 2.0. »
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