Mardi 19 janvier 2016, j’ai eu le grand plaisir d’assister à une journée de réflexion sur le rôle du philosophe dans l’entreprise. Cette journée était organisée par Adélaïde de Lastic et Michel Puech à la Sorbonne dans le cadre de la Formation continue. L’idée était de rassembler un public constitué d’étudiants, d’enseignants et de personnes issues d’entreprises et de construire ensemble une réflexion sur les liens entre philosophie et entreprise.
Philosophie en entreprise : les enjeux de la pratique de l’action et de la réflexion
Je me permets de reprendre le texte d’introduction de cette journée, car je ne pourrais mieux formuler l’objectif de cette journée :
« Il ne s’agit pas de répéter que l’entreprise a besoin d’une réflexion philosophique ni que la philosophie universitaire doit rester connectée à l’économie réelle. Il s’agit de rapporter les difficultés pratiques que rencontrent des acteurs philosophes dans l’entreprise ou des acteurs convaincus de l’intérêt de la philosophie en entreprise. Il s’agit ensuite de décrire des solutions permettant de surmonter ces difficultés pour pouvoir réellement pratiquer à la fois l’action et la réflexion. »
L’intérêt porté par les organisateurs sur les échanges et l’aspect collaboratif entre participants était vraiment sympathique et a certainement contribué à rendre la journée extrêmement riche en expériences et en témoignages partagés, ce qui à son tour constitue une base utile pour la constitution d’un savoir-faire philosophique dans nos entreprises.
Les interventions traitaient toutes de l’intervention du philosophe dans l’entreprise, vue à travers des prismes différents :
- Michel Puech (sur les cloisons et les connexions directes qui s’opèrent par une action),
- Didier Cazelles (témoignage sur son travail dans une agence de communication et sur la vérité/le mensonge),
- Sophie Berlioz (qui nous a livré une vision assez binaire et conflictuelle sur son travail en entreprise et la difficulté de conjuguer le temps long de la philosophie et le temps court de l’impératif entrepreneurial),
- Christian Pousset (sa vision — du coach — qui fait intervenir philosophes et artistes dans des missions d’accompagnement des dirigeants d’entreprise et dont j’ai retenu la problématique de distance/empathie pour pouvoir accompagner un chef d’entreprise dans une démarche philosophique),
- Adélaïde de Lastic (sur les systèmes de valeurs traduits dans le quotidien de l’entreprise par différents types d’éthique, en passant par le mensonge collectif),
- Yves Serra (témoignage sur son travail chez Publicis et sa posture philosophique),
- Alban Leveau-Vallier (qui a parlé de la problématique d’être philosophe dans sa propre entreprise et la difficulté d’être confronté à d’autres valeurs que les siennes dans la direction de celle-ci),
- Marion Genaivre (qui a parlé de son expérience en tant que philosophe dans l’entreprise et notamment sur l’utilité de la philosophie)
- Pierre-Henri Tavoillot (sur les deux façons d’être philosophe en entreprise).
Cloisonnements, connexions, hybridation
Michel Puech donne le ton avec son introduction sur les cloisons et connexions : le besoin de décloisonner, de tisser du lien entre différents mondes historiquement séparés est d’une grande importance dans un monde (numériquement défini) où les cloisons par ailleurs disparaissent.
Pour lui, une cloison est obstructive, mais légère (ce n’est ni un silo ni un mur porteur). Si la notion de connexion vient des réseaux et de l’univers numérique, les connexions désignent une action, l’action de connecter (par exemple dans ces situations où on « branche » pour voir ce qui va se passer, tout en assumant le risque de court-circuit). Le type de connexions dont parle Puech, ce sont des connexions directes et plus précisément, des connexions comme les hackers : connecter en ignorant volontairement les cloisons qui existent, en voulant aller au-delà ce type d’obstruction. Dans l’univers numérique, auquel n’échappe pas l’entreprise, cela mène à des formes et structures hybrides qui obligent les gens de plus en plus à (re-) connecter.
Cloisonnements et connexions-actions entre philosophie et entreprise
Quel pourrait être le rôle de la philosophie dans l’entreprise est la question qui revient à travers les différentes interventions. Dans la salle, quelqu’un propose le « philosopher en entreprise » plutôt que « la philosophie en entreprise » afin de mettre en avant les ressources philosophiques que chacun possède en soi, à tous les niveaux institutionnels de l’entreprise (dirigeants et équipes).
Marion Genaivre reprend par exemple cette notion que « chacun de nous est philosophe, tant qu’il est », sans pour autant prendre la posture du coach, bien que plusieurs personnes dans la salle fassent référence à cette posture (« aider les gens à [re-] trouver les ressources créatives et autres qu’ils possèdent et de [re-] devenir capables de les utiliser afin d’avancer sur ses questions »).
Tout au long de la journée, on discute de la notion de différences et similitudes entre philosophe, thérapeute, consultant, accompagnateur, conférencier, formateur et coach. Selon un témoignage « le philosophe ne doit pas rentrer en entreprise comme un sujet savant, mais comme un sujet dialoguant ». Le triptyque par lequel Christian Pousset aborde les problématiques des dirigeants qu’il accompagne (la fierté de son métier, la fierté de son entreprise et la fierté de soi) peut certainement être expliqué par des ressources philosophiques, mais il demande sans doute des approches autres pour « soigner » ou « gérer ».
À plusieurs reprises, l’importance pour les philosophes de l’apprentissage en se frottant à la réalité d’entreprise est soulignée : l’apprentissage de « la réalité augmentée par l’acte de philosopher » est représenté par un cercle vicieux, et non pas par une ligne droite. Pierre-Henri Tavoillot dit dans son mot de la fin : « La philosophie permet de constamment nourrir la réflexion et sa vision du monde, à condition qu’on se nourrisse du réel constamment. »
Il distingue deux types d’interventions : celle du conseil, où le philosophe-intervenant se pose la question « qu’est-ce que je ferais si j’étais à la place de… ? » et celle du conférencier-philosophe, qui peut dire aux chefs d’entreprises : « voilà les éléments qui me paraissent intéressants pour nourrir votre stratégie ».
À chacun son interprétation : au final, cette question de la différentiation ou de l’hybridation entre différents corps de métier et visions sur ce qu’est l’intervenant-philosophe n’est pas explicitement abordée. Elle me semble pourtant importante, car il existe, dans la réalité, des visions discriminatoires entre différentes interprétations, ou plus précisément, des cloisonnements entre des pratiques qui pourraient profiter d’une (re-) connexion directe.
« Formidable, si Nietzsche est cité en comité de pilotage, on est sauvé. »
L’idée de la philosophie en entreprise en tant que « boîte à outils » est discutée, remise sur la table par le fondateur du Master Ethires qui propose une vision de la philosophie comme réflexion-action liée aux problématiques concrètes de l’entreprise. Je reprends Marion Genaivre, ancienne étudiante de ce Master, quand elle s’interroge sur le lien entre utilité et philosophie : « est-ce que la philosophie doit être utile et qu’est-ce que l’utilité ? ».
Marion Genaivre pose sur la table l’idée d’une association de « l’utile au productif. Est utile, ce qui produit quelque chose, ce qui matérialise autre chose que lui-même et surtout ce qui transforme le réel. Or la philosophie a cessé de transformer le réel depuis longtemps, comme l’a bien diagnostiqué Marx, parce que les philosophes, dit-il, n’ont fait qu’interpréter diversement le monde.
Donc réduite à sa seule fonction d’interprétation, la pensée a été vidée de cette puissance de la transformation, des hommes et de la société. » Et elle poursuit : « Pourtant il est si vrai que la pensée a un pouvoir transformateur, que lorsqu’on propose à des organisations de faire penser leurs collaborateurs, on se méfie… – il ne faudrait pas que la pensée change trop les comportements, faudrait pas trop challenger le système, il ne faut pas trop donner d’idées. »
Les notions du réel, de l’utilité, de la boîte à outils, mais aussi de la capacité de rendre simple l’expression de ce qui est plus complexe, sont abordées. Christian Pousset dit qu’un artiste, un philosophe, un chef d’entreprise ont cela de commun, d’avoir besoin de sincérité, de courage et aussi de savoir prendre des risques. Par l’art et la philosophie, artistes et philosophes possèdent des moyens de comprendre et de rendre simple l’expression de ce qui est plus complexe.
Les cloisonnements et la verticalité dans l’entreprise
Les notions de cloisonnement dans l’entreprise même ont également été traitées largement. Didier Cazelles revient sur l’absurdité de ce qu’on demande parfois de faire au sein d’une agence de communication, ce qui provoque la scission entre celui qui pense et celui qui prend acte et exécute, contre son système de valeurs. Sophie Berlioz nous livre un témoignage sur le cloisonnement entre le court et le long terme et la difficulté de faire un compromis acceptable pour la partie d’elle-même qui est davantage philosophe que salariée. On peut donc se poser la question de savoir si on peut être philosophe en entreprise, ou s’il vaut mieux suivre l’impératif de Christian Pousset : que l’intervenant-philosophe reste extérieur à l’entreprise. Par ailleurs, Pousset parle de la relation intervenant-philosophe au chef d’entreprise, mais il y a eu des témoignages dans la salle de l’entrée par le contact avec le chef d’entreprise alors que le travail est effectué ensuite avec les équipes : extérieure ou intérieure, la question de la distance reste importante.
En fait, tous les témoignages parlent, d’une façon ou d’une autre, de l’éthique au travail et de la relation entre différents systèmes de valeurs pour ceux qui travaillent.
Christian Pousset parle du besoin d’une organisation plus horizontale, et lâche entre deux phrases la notion de « entreprise libérée » ; je suppose qu’il fait référence aux idées de Frédéric Laloux
La question devient ainsi de savoir si la philosophie serait capable d’aider les entreprises à introduire des changements de paradigme majeurs, à réinventer les organisations, par exemple en les accompagnant pour passer d’une structure verticale à une structure horizontale et plus ou moins autogérée, voire collaborative (comme le préconise par exemple Michel Bauwens – lire aussi une critique ici) ?
La fausse conscience, le mensonge collectif au quotidien, l’éthique et le philosophe
Si l’entreprise est associée au profit et aux systèmes de valeur ajoutée, la philosophie est appelée au secours pour donner du sens et reconnecter ce qui a été déconnecté, afin de garantir le système de production de la valeur ajoutée.
Ainsi, plusieurs intervenants ont plus ou moins largement abordé l’importance de la philosophie en entreprise en lien avec le bien-être des dirigeants et des équipes : Adélaïde de Lastic a livré une excellente intervention sur l’éthique au travail et sur la difficulté à trouver, recomposer et recommencer à chaque fois le travail pour reconsidérer la complémentarité entre temporalité et exigences de l’entreprise en relation avec les temporalités différentes (notions de lenteur, long terme).
Elle souligne que la recherche sur la RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise) est une approche très opérationnelle, très pragmatique et technico-juridique dont l’autre versant est la recherche fondamentale sur les mêmes thématiques.
Pour elle, il faut apprécier la complémentarité : nous avons le devoir d’évaluer la vue d’ensemble et d’enrichir les deux versants par les deux versants.
La confrontation sur l’éthique, la théorisation sur l’éthique et ce qu’elle vit au quotidien dans l’entreprise s’exprime sur les thèmes de…
- l’éthique de l’entreprise
- l’éthique accidentelle en entreprise (liée aux individus, mais avec une portée sur l’entreprise, car elle est médiatisée) — par exemple les lanceurs d’alerte et les RPS
- l’éthique ordinaire de la vie au quotidien dans l’entreprise : une portée micro, mais qu’on vit le plus quotidiennement, et qui n’est pas médiatisée.
L’éthique ordinaire est transparente, elle concerne le rapport de soi à soi, à l’élaboration d’un récit de soi ; pour elle, cette construction est philosophique. Dans le cadre du travail, elle peut par exemple être reliée au ressenti d’infantilisation, aux tâches qui sont contraires à nos valeurs, à la question du sens de nos vies.
L’intervention d’Adélaïde de Lastic reprend en quelque sorte l’élément clé livré en début de la matinée par Michel Puech, quand il parle d’une cloison spécifique en entreprise, celle de la fausse conscience : la situation où tout le monde sait que c’est faux — ce qui se passe, ce qui se dit. La « corporate propaganda » par exemple : tout le monde sait que c’est faux, mais personne n’ose dire quelque chose (cf. intervention de Didier Cazelles, qui revient sur cette notion de la communication d’entreprise). Pour Puech, la philosophie est exactement le contraire de cela : il existe une sorte de devoir pour la philosophie d’imposer une autre vision à l’entreprise, au lieu de celle qui entretient la scission entre soi et soi, une sorte de cloison interne dans les mentalités qui provoque tant de souffrance au travail. Le travail d’un consultant-philosophe pourrait donc être d’aider à cette reconnexion de ces deux entités. Le consultant-philosophe est à la fois suffisamment à l’extérieur pour pouvoir voir et repérer les cloisons et suffisamment impliqué pour pouvoir effectuer des connexions et traiter ce problème.
Alban Leveau-Vallier reviendra plus tard sur son expérience de conscience éthique par rapport à la question de la direction d’une entreprise sans perdre le « soi » dans cette aventure : est-ce possible ? Quels compromis à faire ? Quelles conséquences ?
L’avenir à l’entreprise libérée, à l’entreprise reformulée et à l’auto-organisation ?
Sébastien Descours du Master Ethires nous livre un discours virulent sur la disparition du salariat à l’horizon de cinq ans : nous serons tous, d’une manière ou d’une autre, confrontés au besoin de s’auto-organiser. Et pour cela, la philosophie est extrêmement utile. « Moi, je, entrepreneur, philosophe, social, assistant social ou je ne sais pas quoi, moi, je vais entreprendre ma vie. C’est un changement qui va être radical dans nos vies. Elle passe du vertical et d’une hiérarchie, à l’horizontale, et l’auto-organisation. On rentre dans une période anarchique. C’est-à-dire : le pouvoir ne repose plus sur des barrettes que vous avez sur les manches, ça repose fondamentalement sur les compétences et sur les liens. » Et nous voilà de retour au sujet abordé ci-haut : celui de l’autonomie et de l’éthique personnelle dans un système où la machine de production massive est arrivée à ses limites d’action. Si on aborde la problématique ainsi, il me semble évident que la philosophie en « entreprise reformulée » a de beaux jours devant elle.
L’entreprise et la philosophie : une antinomie radicale ?
Puis, tout au long de la journée, des visions différentes sur ce qu’est « l’entreprise » sont passées en revue : « la philosophie est l’anti-business par excellence », l’entreprise est l’utile, la philosophie doit retrouver l’utilité en se frottant à l’entreprise, mais dans les mots de Pierre-Henri Tavoillot, « le but de l’entreprise est le profit ».
« L’entreprise » dont ont parlé les intervenants semble toujours être une grande entreprise ; j’ai peu entendu parler de la petite entreprise, où on peut supposer qu’il y a plus de sens, mais également (et contrairement) que le sens se perd dans la vie d’entreprise au quotidien, tout comme dans la grande entreprise. Là où la petite entreprise a été en question, sans pour autant l’imaginer comme telle, est le peu qui est dit sur la propre entreprise du philosophe qui intervient : l’intervenant-philosophe extérieur est lui aussi une entreprise !
Et là, la problématique de l’antinomie radicale arrive sans délai de grâce.
Dans son intervention à la fin de la journée, Pierre-Henri Tavoillot affirme que le but de l’entreprise est le profit. Et il continue : « le but de la philosophie, dans sa définition dure, selon les trois questions que se pose Kant, est “que puis-je savoir, que dois-je faire, que m’est-il permis d’espérer ?”, traduit en “le vrai, le bien, le sens”. “Donc ‘philosophie en entreprise’, c’est quoi ? C’est comment le vrai, le bien, le sens peuvent-ils augmenter le profit. Et de l’autre côté, puisqu’il faut évidemment envisager un retour, comment le profit peut aider à clarifier le vrai, le bien, le sens. Formulé comme ça, ce n’est pas facile. Parce qu’on sent effectivement l’antagonisme majeur. Donc, comment peut-on envisager ce double service entre deux mondes, l’antinomie au sens le plus radical du terme.”
Quid donc de l’entreprise de l’intervenant-philosophe lui-même, qui est fondée sur “le vrai, le bien, le sens” et qui n’échappera pas à la règle que son but doit également être le profit ? Jusqu’où l’intervenant-philosophe est-il prêt à aller pour résoudre cette problématique posée entre les lignes tout au long de la journée, sur la confrontation entre systèmes de valeur qui existent dans les cultures différentes de sa propre entreprise-philosophique et l’entreprise qui vise le profit et dans laquelle il est appelé pour un accompagnement philosophique ?
Le philosophe devrait donc se poser la question de ce qu’est la rentabilité et s’opposer à la seule et unique représentation de la rentabilité dans l’entreprise.
Est-ce que la philosophie seule peut trouver des réponses à ces défis, ou est-ce que la réponse se trouvera dans l’ensemble des pratiques et approches des sciences sociales, y compris dans les plus pratiques, comme le coaching ?
La question est donc également comment l’intervenant-philosophe peut concilier les deux impératifs, faire le profit qu’il souhaite (dans une approche de décroissance, si tel est son choix) en appliquant “le vrai, le bien et le sens” dont il a besoin pour pouvoir avancer.
Alban Leveau-Vallier a mis sur la table la question de l’entreprise du philosophe qui se vend comme consultant ou conférencier en entreprise : lui-même a à gérer une entreprise et doit formuler les limites éthiques de son action.
Mieux vaut être philosophe pour y arriver.